Crédits : Clément THERRILLION

Notre série de la rentrée continue. Avec Dominique Schnapper et Hubert Védrine, nous avons commencé à ausculter le patient apparemment gravement malade qu’est notre démocratie. A son propos, la sociologue et l’ancien ministre ont livré tous deux un diagnostic sans appel : elle va plutôt mal, et c’est un peu de notre faute à tous. Seule lueur d’espoir : ce n’est pas encore trop tard. Ouf ! Mais que devrions-nous faire ? Et en serions-nous seulement capables ? Voici le genre de questions qui seront assénées à notre nouvel invité ; démocratie française, épisode trois donc.

Or, c’est au tour de Pierre Larrouturou de débattre avec nous. Voilà qui est bien fortuit : nous n’avions pas encore interrogé d’économiste dans cette chronique. Tort réparé ! Mais se contenter de coller l’étiquette d’économiste sur Pierre Larrouturou serait une cruelle erreur. Politique engagé, il s’inspire des mesures phares prises au moment du New Deal pour fonder le collectif Roosevelt en 2012 puis créer le parti Nouvelle Donne en 2013 afin de joindre les actes à la parole. « L’un des cinq économistes qui avaient annoncé la crise financière » d’après Marianne en 2008, Pierre Larrouturou a longuement échangé avec WATT, accompagné d’un photographe pour l’occasion. S’il s’agit d’une interview fleuve, elle n’en reste pas moins passionnante, surprenante et drôle. A l’image de notre énergique invité.

 

WATT. Si vous le voulez bien, j’aimerais que vous commenciez par éclaircir un paradoxe. Vous êtes proche, politiquement et économiquement parlant, de Michel Rocard. Le Premier ministre, Manuel Valls, est un rocardien de formation et professe l’être de cœur également. Pourtant, vous n’êtes absolument pas d’accord quant à la politique à mener face à la crise. Michel Rocard serait-il donc semblable à Janus, le dieu romain à deux visages ? 

Pierre Larrouturou : Il faut demander à Michel s’il est un Janus ! Je suis très heureux d’avoir écrit un livre avec lui. Il dit souvent que j’ai fait 80% du boulot mais qu’il est d’accord à 120% avec tout ce qu’on a écrit. Cela fait vingt ans qu’on travaille ensemble. Fin juillet, je suis allé le voir dans son bureau et il m’a immédiatement dit : « c’est terrifiant, je n’ai jamais vu une situation politique aussi pourrie ! » Vu la gravité de la situation, je pense qu’on a un devoir de vérité. C’est ce que m’a enseigné Michel Rocard. Donc Manuel Valls… Comment dire ? Vous savez, beaucoup ont été rocardiens par mode, et certains semblent avoir oublié de moderniser la doctrine rocardienne. Honnêtement, la politique de Manuel Valls va à l’encontre de tout ce qu’on propose.

Vous pensez donc que le positionnement de Manuel Valls à propos de Rocard est plus stratégique que sincère ?

Pierre Larrouturou : Je ne connais pas assez Manuel Valls pour le juger. Mais je sais qu’il a été rocardien quand Rocard était à Matignon. Puis, quand Michel Rocard est tombé, il nous expliquait que Fabius était l’espoir de la deuxième gauche. Ensuite, il est devenu jospiniste… D’ailleurs, la seule fois où Jospin m’a fait rire, c’est quand il a dit en 2005 : « quel que soit le résultat du référendum, Manuel Valls aura raison parce qu’il a défendu le oui et le non avec autant de vigueur » ! (Rires) Certes, Manuel a plein d’énergie, beaucoup de qualités, sinon il ne serait jamais arrivé à Matignon. Mais personne ne pense qu’il porte un projet de société ni même une vraie réflexion sur la crise économique ou la crise de l’Europe. Il y a quelques années, j’ai été en débat avec lui pendant une heure surFrance Culture. Puis Libération a retranscris notre débat sur deux pleines pages. Le rédacteur en chef m’a appelé en me demandant si j’acceptais des coupes : « dans chacune de tes réponses, tu donnes un chiffre qui fait réfléchir. Un exemple concret. Et parfois une petite blague. Tandis que Valls ne dit rien. Il passe une heure à parler de la République, du Travail, des valeurs de la République et de la valeur travail, mais jamais rien de concret. A la relecture, la différence entre vous deux est incroyable. Est-ce que tu nous permets de couper dans tes arguments ? »

Du vent politique face à un réaliste appliqué donc ? Quels rapports possibles entre vous ?

Pierre Larrouturou : Juste avant que nous ne lancions Nouvelle Donne, lorsque nous nous sommes croisés par hasard, il m’a salué en me disant très gravement : « bonjour le révolutionnaire ». Un révolutionnaire ? J’ai rédigé la première loi sur le temps de travail avec l’UDF Gilles de Robien et j’ai écrit un livre avec Michel Rocard … Faut-il que le PS ait perdu tous ses repères pour qu’un gars comme moi soit taxé de révolutionnaire !

Valls a peur du débat. Il débarque Montebourg (qui pourtant ne proposait pas grand-chose de très nouveau). Il refuse tout débat à l’Assemblée… Il prend peur, il n’a pas confiance en lui. Dans son avant-dernier livre, voici ce qu’il écrivait à propos des élections présidentielles : «notre génération doit aller aux présidentielles. Nous devons mener ce combat. Certes, ce sera un combat de nains, mais nous devons mener ce combat ». Un combat de nains… C’est dire l’estime que Manuel Valls a de lui-même et des autres quinquas du PS !

Il est assez étonnant (pour rester soft) qu’un homme qui n’a fait que 5 % lors des primaires, qui n’a aucune pensée économique et qui n’a qu’une faible aptitude au débat soit nommé à Matignon en ces temps compliqués. Le but de Hollande était sans doute de « cramer » Valls. En quelques semaines, il y est arrivé. C’est sans doute le seul succès de François Hollande depuis le début de son quinquennat. Mais c’est dramatique pour le pays.

Crédits : Clément THERRILLION

Un hebdomadaire, le 1, titrait récemment : « la gauche trahit-elle la gauche ? » C’est donc votre sentiment ?

Pierre Larrouturou : Non : c’est le PS trahit la gauche mais la gauche, elle, continue de vivre. D’ailleurs, la gauche, ça ne veut plus rien dire pour beaucoup de gens. Pour un grand nombre d’étudiants qui rejoignent Nouvelle Donne, la gauche a autant déçu, autant trahi que la droite. Pour moi, la gauche c’est Jaurès, Mendes France, le combat pour la démocratie et pour la justice sociale. Mais pour des millions de gens, la gauche c’est Cahuzac, Valls et Rebsamen …  Aujourd’hui, qui peut faire la différence entre ce que fait Valls et ce que feraient Wauqiuez ou Fillon ? Pour ceux qui connaissent l’histoire du pays ou qui ont étudié Jaurès, le mot gauche est porteur de sens, mais pour beaucoup d’autres, ça ne veut plus rien dire. Pour revenir à votre question, oui, il y a un sentiment de trahison du PS. Mais la gauche est bien vivante ! Des millions de gens continuent à se battre pour la justice sociale.

J’aimerais maintenant m’adresser à l’économiste que vous êtes. En 2014, que nous dit l’économie française à propos du type de démocratie que nous sommes, du type de société que nous voulons ? Comment traduisez politiquement le constat économique actuel ?

Pierre Larrouturou : Et bien, j’enlève mon étiquette de rocardien et je reprends celle de mendésiste ! (Sourire) Mendès France disait que le manque de justice sociale vient souvent d’un manque de démocratie. Dans un système économique qui ne profite plus qu’à 1% des gens et où 80% des gens souffrent matériellement ou humainement, si nous étions dans un système démocratique, il y aurait un grand débat et on changerait de cap. En effet, nous n’avons jamais été aussi riches ; il devrait donc y avoir beaucoup plus de justice sociale. On est en train de crever du manque de démocratie. Je pense que la France est la caricature de la concentration du pouvoir autour de quelques individus qui n’ont de comptes à rendre à personne. Obama doit négocier en permanence avec le Congrès. Merkel négocie en permanence avec les députés. Dans ces pays, quand les députés ne sont pas contents, les chefs d’Etat sont remerciés en une semaine. Ce fut le cas avec Helmut Schmit en Allemagne ou Margaret Thatcher au Royaume-Uni. Mais dans notre pays, on est émerveillé parce que vingt frondeurs vont peut-être s’abstenir. Quelle audace ! (Rires)

Comment qualifiez-vous la démocratie française ?

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Propos recueillis par Guillaume Gonin

Crédits photos : Clément Therrillion