L’économiste Gaël Giraud, auteur d'”Illusion financière”, dénonce la collusion entre banques et haute finance publique, et propose un point de vue engagé sur la crise.

DURAND FLORENCE/SIPA

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Faut-il comprendre qu’à vos yeux le pouvoir socialiste est plus ou moins à la solde des banques ?

G.G. : En partie, oui. Il est vrai que, sous Sarkozy, les banquiers venaient en visiteurs du soir expliquer à l’Elysée la politique de la France. A présent, le gouvernement simule la mise en œuvre de ses propres promesses.

L’histoire de cette loi bancaire vient d’être racontée par trois journalistes (2), et elle n’est pas close : récemment, le commissaire européen Michel Barnier a proposé une directive de séparation bancaire qui, si elle reste insuffisante à mes yeux, est nettement plus sérieuse que la loi française. Or, le jour même, le gouverneur de la Banque de France, M. Christian Noyer, a publiquement déclaré cette proposition «irresponsable». Voilà un haut fonctionnaire qui préside l’instance de régulation du secteur bancaire français et qui se permet de déroger au devoir de réserve auquel ses responsabilités le soumettent, afin de défendre de manière outrancière le seul intérêt des banques.

Ce dérapage, parmi beaucoup d’autres, trahit la collusion entre la haute finance publique et la haute finance privée qui, aujourd’hui, paralyse notre société. Comment s’étonner, ensuite, si l’article 60 du projet de loi de finances 2014 prononce l’amnistie généralisée du secteur bancaire en interdisant aux collectivités locales, éventuellement ruinées, de porter plainte contre les banques qui leur ont vendu des actifs financiers pourris ?

Peut-on dire que le pouvoir des banques est plus important que celui du monde politique aujourd’hui ?

G.G. : Le bilan de BNP Paribas est supérieur au PIB français (en gros, 2 000 milliards d’euros). La course au gigantisme confère à ces banques un pouvoir de chantage considérable, car la France a d’autant moins les moyens d’absorber la faillite d’un tel monstre que le projet européen d’union bancaire, s’il voit le jour, ne permettra pas de sauver nos mégabanques en cas de détresse. Les banques tentent donc de neutraliser les initiatives régulatrices en faisant valoir que tout ce qui nuit à leurs intérêts immédiats les fragilise et que, si elles meurent, nous mourrons tous avec elles. Les règles prudentielles de Bâle III, par exemple, sont peu à peu rendues inoffensives par les amendements que les banques parviennent à arracher au comité de Bâle.

Autre exemple : en janvier 2012, quand il fut enfin question de restructurer la dette publique grecque, il y avait quatre négociateurs au chevet d’Athènes : Merkel, Sarkozy et deux patrons, Pébereau pour BNP Paribas et Ackermann pour Deutsche Bank. La raison immédiate de la présence de ces banquiers, discutant d’égal à égal avec des chefs d’Etat et de gouvernement du sort de la Grèce, est claire : les principaux détenteurs de dette publique grecque n’étaient autres que des banques françaises et allemandes. Et c’est essentiellement pour sauver nos banques que nous avons détruit la société grecque. Confier un tel pouvoir de négociation à des banquiers en dit long sur l’état de la démocratie en Europe : vous imaginez JP Morgan réglant les détails du traité de Versailles ?

Dans le cadre de votre travail et de vos combats, quel pouvoir vous donne votre statut de jésuite ?

G.G. : D’abord, je partage la même soupe avec mes compagnons le soir, quoi que je pense du secteur bancaire par ailleurs. Cela permet de penser librement. Ensuite, la vie de partage communautaire est une expérience essentielle des biens communs, au sens de l’économiste Elinor Ostrom : aujourd’hui, nos sociétés redécouvrent les biens communs via Vélib’, Vélo’v, le covoiturage, l’économie de fonctionnalité, etc., et cet apprentissage me paraît décisif pour la transition énergétique. Il induit une transformation radicale de notre rapport à la propriété privée. Eh bien, la vie religieuse occidentale pratique tout cela depuis quinze siècles au moins !

Avez-vous des contacts fréquents avec les hommes politiques de gauche ?

G.G. : Je rencontre des politiques de gauche comme de droite. Ce qui me frappe, c’est l’absence de projet au sein de l’aile strauss-kahnienne du PS. Ce parti, aujourd’hui, n’ose même plus autoriser le moindre débat en son sein, de peur de fragiliser le gouvernement. Quant aux principales décisions prises par ce dernier en matière économique : signature du TSCG [traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance] ; maintien de l’austérité budgétaire alors que l’expérience européenne montre que cela augmente le ratio dette/PIB ; politique de l’offre qui ne réduira pas le chômage de masse, elles menacent toutes de nous plonger dans la déflation avec l’ensemble du sud de l’Europe.

C’est pourquoi une initiative comme la création du parti Nouvelle Donne, qui possède déjà une représentante à l’Assemblée nationale, me semble extrêmement prometteuse. Il est vital que le débat en économie politique puisse renaître en Europe et que nous réapprenions à «penser en dehors de la boîte». En Espagne, l’incapacité des «indignados» à formuler une alternative articulée à l’entreprise de démolition de l’Etat-providence au profit des banques mise en œuvre par M. Rajoy a fini par épuiser le mouvement. Je suis convaincu que la transition énergétique est la voie de sortie par le haut de la trappe déflationniste dans laquelle l’austérité budgétaire et les excédents de dettes privées (et non pas publiques) enferment le continent. Ce dont nous avons besoin, c’est de créativité sociale et politique afin d’entamer ensemble cette transition.