Le déni orchestré par les tenants d’un discours formel voile le réel derrière bon nombre de faux-semblants avec une légèreté sidérante. Colonisant le langage, voyons comment nos « élites » s’ingénient à nier les évidences : « non, ce n’est pas une récession »… inventant jusqu’au concept de « croissance négative » pour maintenir coûte que coûte le sacro-saint terme de « croissance ». Face à la croissance de la dette, la croissance du gaspillage et la croissance de la précarité, les « élites » à qui l’on accorde de moins en moins cette qualité, introduisent des notions spécieuses pour maintenir l’illusion au détriment d’un réel refoulé.
Le mot « croissance », signifiant maître et sans avenir du discours scientifique, technique et marchand (stm) perdure, comme si la croissance pouvait être durable dans un monde aux ressources limitées (accumulées depuis des millions d’années) et dont plus de la moitié a été dilapidée par les humains en moins de deux siècles. La « croissance » est le fonds de commerce de toutes les démagogies, car les ressources énergétiques qui s’épuisent au rythme d’une consommation annuelle de 35 milliards de barils de pétrole (en expansion constante pour des réserves maximales de l’ordre de 600 milliards de barils), n’autorisera pas une croissance soutenable pour plus de deux décennies. Rapporté à un graphique dont l’abscisse représenterait 10.000 ans, l’épisode géologique sur lequel se fonde structurellement le monde actuel représente une aiguille fichée en son centre.. et sous peu nous nous trouverons au-delà… Pendant ce temps, la fission nucléaire (non toxique) de la molécule d’eau est dogmatiquement rejetée par les mandarins de la fission chaude attachés aux subventions qui leur sont accordées à coup de milliards, transformant de surcroît et sans vergogne le monde (l’air, les eaux et la terre) en une immense poubelle nucléaire.
Le déni est un mode de défense consistant à refuser la réalité d’une perception traumatisante, mais il peut porter aussi sur un droit ou un bien que l’on rejette, tel le droit à la sécurité pour les peuples. Le déni peut concerner le refus de ce qui est dû aux citoyens, telle une information qui n’éluderait pas la gravité des faits, lors de catastrophes advenues -toujours imprévisibles- plutôt que de parier sur une société du risque. C’est peut-être l’occasion de renouveler les questions touchant au rapport que les hommes entretiennent avec leur environnement naturel et avec l’idée de lien social.
Après Three Mile Island, Tchernobyl et Fukushima, le discours dominant cimente l’idéologie de la maîtrise par le mensonge et le déni systématiques. L’inscription dans le marbre juridique des choix économiques a pour objectif de tordre le cou aux volontés populaires ou parlementaires au sein des Etats nationaux sans changer la donne. « L’humanisation du capitalisme » promise durant le krach des marchés dérivés (subprimes) et des fonds de couverture (hedge funds) s’est transformée en plan de rigueur prônant soudain l’impérieuse nécessité d’un équilibre budgétaire déjà précaire, gravement ébranlé par les agissements irresponsables des Banques et des marchés financiers. La réduction de la dette à hauteur de 11 milliards d’euros annuels, qui est le prix de l’austérité dont nos deux derniers gouvernement assurent qu’elle est nécessaire pour résoudre la crise « à terme », représente une goutte d’eau au regard de la dette globale d’un montant de 1900 milliards d’euros dont l’apurement supposerait 172 années d’austérité supplémentaires. Curieusement, cette dette qui atteignait 1300 milliards d’euros dès 2007, ne suscitait alors aucune inquiétude…
Le renforcement des politiques d’austérité salariale et sociale pousse à l’intégration capitaliste de l’Union Européenne mais n’a pas infléchi la dépendance des Etats aux marchés financiers. Le néolibéralisme est depuis longtemps déjà en faillite morale et son maintien entraînera un désastre écologique et humain sans précédent.
Minant la démocratie, désavouant le sujet politique et le sujet de l’inconscient, le discours de la science conduit en définitive à d’insolubles paradoxes que l’art du mensonge, du déni et de l’hypocrisie, croyait pouvoir occulter. Les lobbies infléchissent scandaleusement la direction de la société sans être responsable de ce qu’ils fomentent, alors que la politique continue à être responsable de ce qu’elle ne contrôle plus.
Si une classe politique prévariquée continue à laisser faire la science, la technologie et l’économie, comme si celles-ci ne faisaient pas ce qu’elles font réellement en détruisant la vie des gens tout en faisant croire qu’elles l’améliorent, l’ère des faux prétextes affectera gravement l’avenir des peuples. Si bien que l’illusion n’est plus du côté de ceux qui proposent des changements de paradigme radicaux pour une autre manière de produire les richesses et pour un partage des ressources plus équitable. L’illusion est passée du côté de ceux qui toujours fuient en avant pour ne pas avoir à envisager cette mutation dans l’intérêt général.
La psychanalyse comme théorie des limites et comme éthique du bien dire, est aujourd’hui le rebut du discours néolibéral. Mais son rôle est de subvertir les croyances qui soutiennent les identifications mortifères. C’est son rôle d’interroger et de mettre les mots frelatés en question, ceux qu’on nous sert sans scrupules, qui nous sont instillés au goutte à goutte, avant que nous ne nous trouvions définitivement condamnés. Face à ce constat délétère, il importe de remettre au centre des finalités, non pas la compétition -qui ne résoudra pas le chômage de masse, ni la concurrence tel que la prône le projet de Partenariat Transatlantique pour le Commerce et l’Investissement (PTIC)- mais la valeur d’usage (et non d’échange) d’une nature vivante à préserver au bénéfice de tous, seule finalité raisonnable de l’économie. Souvenons-nous des propos mesurés que tenait Sicco Mansholt, Président de la Commission Européenne, au début des années 70 : « Diminuer le niveau matériel de notre consommation devient une nécessité. La croissance n’est qu’un objectif politique immédiat servant les intérêts des minorités dominantes.»
Sauf virage à 180 degrés supposant le courage d’un nouveau regard, d’une « nouvelle donne » au profit des peuples, l’attirance du néo libéralisme démocratique moribond vers le capitalisme totalitaire à la chinoise, nous fait penser que la crise majeure que nous traversons sont les manifestations non équivoques du déclin du régime néolibéral. Cette recette mortifère ayant échoué partout où elle a été expérimentée, je nomme ici l’intolérable d’une forme de pensée asphyxiant le sujet de la parole, pour faire renaître de ses cendres l’esprit civilisateur mû par la sympathie et le désir de coopération, afin de rétablir le lien social et restaurer autant que faire se peut une priorité politique capitale : celle qui se réclame et s’articule autour du bien commun et de l’intérêt général, à jamais inaliénables.
Dominique Jacques ROTH
Psychanalyste, auteur de « Critique du discours STM (scientifique, technique et marchand). Essai sur la servitude formelle ». Erès, 2012