Recep Tayyip Erdogan a rapidement maté une tentative de coup d’Etat, dans la nuit du 15 juillet. Ainsi, le « grand maître » renforce ses pouvoirs autoritaires et ouvre la voie vers un changement de régime mais éloigne un peu plus la Turquie de l’Europe et des valeurs démocratiques.

 

Dans la nuit du 15 au 16 juillet, on a compté plus de 300 morts et 1000 blessés, le président Turc Receip Tayyip Erdogan n’hésitant pas à utiliser des F16 contre des hélicoptères pilotés par des insurgés, et des chasseurs larguant leurs bombes au-dessus des têtes d’habitants terrorisés à Ankara et Istanbul. Dès l’aube, 2000 personnes ont été arrêtées, preuve que des listes étaient prêtes d’avance. La répression depuis s’est accentuée avec plus de 20 000 arrestations dont 7 500 militaires et une centaine de généraux, 10 000 policiers et plus de 1 000 juges, y compris des membres éminents de la Cour constitutionnelle, et des centaines d’intellectuels, journalistes et acteurs de la société civile. Il ne s’agit que d’une nouvelle étape de « l’éradication des forces obscures » entamée depuis plusieurs années. Le gouvernement a même annulé les congés annuels de tous les fonctionnaires et ordonné à chacun de regagner son poste au plus vite.

Cette répression d’une ampleur inédite vise prioritairement les partisans de Fetullah Gülen, chef de la confrérie musulmane soufie Hizmet qui rassemble trois à quatre millions de partisans. Elle gère un réseau d’écoles et d’universités, comme les jésuites, fermées en Turquie mais encore actives dans d’autres pays, notamment en Afrique. Washington se garde bien de répondre à la demande d’extradition du prédicateur, réfugié en Pennsylvanie depuis 1999, en attendant des « preuves, pas des allégations » de son implication et une requête formelle qui serait en cours. Ce qui ne risque pas de faciliter les relations déjà difficiles entre les deux pays.

Qualifiée aujourd’hui « de cancer qui s’est propagé à tout l’Etat », et de « terroriste », la confrérie Gülen avait permis à Recep Tayyip Erdogan d’accéder au sommet de l’Etat en 2002 grâce à l’influence du mouvement au sein de l’appareil d’Etat, notamment dans la police et la justice. Leur objectif commun étant de contrer, par des purges massives, la tutelle de l’armée sur la vie politique turque en tant que garante de l’Etat républicain et laïque.

C’est suite à un vaste scandale de corruption, fin 2013, impliquant des proches de Recep Tayyip Erdogan et faisant suite aux manifestations de la place Taksim en juin de la même année, que le pouvoir islamo-conservateur dénonce une tentative de renversement de son fidèle allié. Cette dernière vague d’arrestations n’est que le prolongement d’une répression qui n’a cessé de s’accentuer.

 

Une société fracturée

A l’inverse des précédents putschs de 1960, 1971 ou 1980, seule une partie minoritaire de l’armée s’est rebellée, se réclamant de la défense de l’ordre constitutionnel, de la démocratie et des libertés et de la lutte contre la corruption et faisant référence à Mustapha Kemal Atatürk, fondateur de l’Etat en 1923, sur les décombres de l’Empire ottoman. Ce coup d’Etat avorté, très mal préparé, ressemble à un suicide, alors que les rumeurs de nouvelles arrestations se répandaient, et il pose de nombreuses questions. Longtemps en conflit avec l’armée, qui s’est toujours opposée à l’avènement de l’islam politique, Erdogan avait resserré ses liens avec les militaires après sa rupture avec la confrérie en 2013. La Haute Cour avait cassé, en avril dernier, les condamnations à de lourdes peines de 275 officiers supérieurs lors des grands procès de 2008 à 2013 pour de présumés complots; une volte-face qui laissait augurer une totale réconciliation sur le dos de la confrérie accusée d’avoir bâclé les procédures.

A l’image de la société, fracturée par les dérives du régime, l’armée a montré ses divisions, des militaires tirant, pour la première fois, sur d’autres militaires. Cependant, le président Erdogan sort renforcé de cette tragique tentative de coup d’Etat, devenue son « incendie du Reichstag ». Sa popularité est propulsée au zénith au sein de sa base électorale rassemblée, à sa demande, sur les places du pays pour exalter la grandeur du chef de l’Etat, devenu un héros glorieux sur un mode de geste épique. La foule réclame à hauts cris le rétablissement de la peine de mort, abolie en 2004 dans la perspective de l’adhésion du pays à l’Union européenne et afin d’utiliser Bruxelles comme bouclier face à l’armée. Une demande – contraire à toutes les valeurs de l’UE et du Conseil de l’Europe dont la Turquie est membre – que le chef de l’Etat s’est empressé de reprendre à son compte en indiquant que « en démocratie, la décision, c’est ce que veut le peuple et si le peuple le veut, il en sera ainsi… avec la permission de Dieu ! ».

 

En perspective des pleins pouvoirs

Recep Tayyip Erdogan avait déjà relancé la guerre contre les Kurdes, par des bombardements massifs dans le Kurdistan irakien contre le PKK[1], en Syrie contre les forces des YPG[i][2], un retour à la sale guerre des années 1990 avec des villes encerclées, des attaques et attentats du PKK d’une ampleur inédite en représailles. Résultat : des milliers de combattants et des centaines de civils tués par l’armée turque, des villes réduites à l’état de ruine, le cortège des morts, des destructions et 200 000 déplacés.

Puis, le chef de l’Etat avait obtenu la suppression de l’immunité parlementaire de la quasi-totalité des députés restants du HDP[3] (50 sur 59). Il ne lui restait plus qu’à faire voter un changement de Constitution pour accroître ses propres pouvoirs. Si l’opposition politique a clairement dénoncé la tentative de coup d’Etat, elle a aussitôt fait part de ses craintes de « coup d’Etat civil » préparé par Erdogan.

Cette crise révèle avant tout l’extrême fragilité du pays et du pouvoir même si le président turc a gagné la première manche. La voie est en effet désormais ouverte pour instaurer « l’hyperprésidence » dont rêve le chef de l’Etat, réduisant le Parlement à un rôle de faire valoir. Nul ne doute qu’un référendum lui octroierait demain les pleins pouvoirs.

           

Embarras pour la communauté internationale

L’OTAN, les Etats-Unis, l’Union Européenne, la Russie dont la Turquie venait de se rapprocher après des mois de haute tension, s’inquiètent d’une déstabilisation d’un des piliers de la lutte contre Daesch en Syrie et en Irak. Les pays occidentaux ont affiché, prudemment et tardivement, leur soutien à la Turquie, ne pouvant faire autrement que réaffirmer les valeurs de l’Etat de droit et de la démocratie tout en mettant en garde Ankara contre tout excès dans la répression et l’appelant « à faire preuve de retenue » …  Les Etats-Unis se sont montrés les plus fermes soulignant que même l’OTAN « a des prérequis en matière de démocratie ». Les doutes vis-à-vis de M. Erdogan, tant dans le domaine de la démocratie et du respect des droits de l’homme que de sa volonté réelle de combattre l’Etat islamique dont elle est devenue une cible, subsistent en raison des volte-face politiques et des ambiguïtés perpétuelles, notamment lors des opérations contre les troupes kurdes alliées aux Occidentaux.

L’Union européenne tente de trouver un équilibre précaire entre condamnation de la tentative de coup d’Etat et mise en garde du régime, afin de ne pas menacer l’accord conclu en mars[4] visant à endiguer le flux des migrants qui produit des résultats tangibles. Pourtant, avant même ces derniers événements, celui-ci se trouvait compromis, le président turc refusant obstinément de réformer les lois antiterroristes pour permettre la levée des visas alors que la gauche du Parlement européen dénonçait les atteintes à la liberté de la presse et la droite le spectre d’une arrivée massive de migrants.  Quant aux négociations d’adhésion, personne n’y croit plus depuis longtemps.

 

Quelles pistes pour la politique française et européenne ?

Il serait temps de dénoncer l’accord sur les réfugiés, les qualités de pays « sûr » et de « partenaire clé » de la Turquie se trouvant chaque jour davantage mises en doute. Il s’agit également d’arrêter immédiatement tous les pourparlers, que ce soit sur les visas ou le processus d’adhésion lequel, bien que formel, se poursuit.

La France pourrait aussi prendre l’initiative d’une résolution au Conseil de sécurité de l’ONU et indiquer clairement à l’OTAN que, dans les conditions actuelles,  l’article 5[5] qui prévoit la solidarité lorsqu’un Etat membres est attaqué, ne peut s’appliquer à la Turquie.

L’Union européenne pourrait suspendre l’accord d’association signé en 1963 avec la Turquie et son protocole additionnel de 2005 qui facilitent les échanges économiques afin « d’affermir les sauvegardes de la paix et de la liberté par la poursuite commune de l’idéal qui a inspiré le traité instituant la Communauté économique européenne ».

Enfin, la délivrance de visas aux opposants politiques turcs et kurdes pacifistes, et la protection subsidiaire[6], faute de pouvoir leur accorder le statut de réfugiés, paraît impérative.

La France et l’Union européenne doivent donc faire preuve de fermeté vis-à-vis du pouvoir turc et de solidarité dans une approche migratoire commune qui cesserait de confier les frontières de l’Europe à des pays qui ne respectent pas les valeurs de celle-ci.

 

La CTN Questions internationales

 

 

[1] Parti des travailleurs du Kurdistan, considéré comme une organisation terroriste

[2] Forces kurdes de protection du peuple, liées au PKK, qui luttent en Syrie contre Daesch avec le soutien des Occidentaux

[3] Parti démocratique des peuples, parti politique pro-kurde allié avec diverses forces de gauche

[4] Cf. Lettre aux adhérents du 15 avril 2016 : « Migrants : déni d’Europe, déni de droit, déni d’humanité »

[5] « Une attaque armée contre l’un ou plusieurs des Etats partie est considérée comme une attaque dirigée contre toutes les parties, et en conséquence elles conviennent que, si une telle attaque se produit, chacune d’elles, dans l’exercice du droit de légitime défense, individuelle ou collective, reconnu par l’article 51 de la charte des Nations unies, assistera la partie ou les parties ainsi attaquées en prenant aussitôt, individuellement et d’accord avec les autres parties, telle action qu’elle jugera nécessaire, y compris l’emploi de la force armée, pour rétablir et assurer la sécurité. » dans la région de l’Atlantique Nord.

[6] Celle-ci est accordée à toute personne pour laquelle il existe des motifs sérieux et avérés de croire qu’elle courrait dans son pays un risque réel de subir l’une des atteintes graves suivantes : la peine de mort qui pourrait être prochainement rétablie; la torture ou des peines ou traitements inhumains ou dégradants, largement mis en œuvre, une menace grave et individuelle contre la vie ou la personne en raison d’une violence aveugle résultant d’une situation de conflit armé interne ou international. (Article L.712-1 du CESEDA). Les bénéficiaires de la protection subsidiaire sont placés sous la protection juridique et administrative de l’Ofpra, ils ont vocation à se voir délivrer une carte de séjour temporaire d’une durée de un an renouvelable et portant la mention “vie privée et familiale” en application de l’article L.313-13 du CESEDA.